Enquêtes mal enlevées

Accueillir les témoignages avec bienveillance est presque un réflexe en ufologie, ne serait-ce que parce qu’on les sait généralement utiles : si 90 % d’entre eux permettent de trouver des explications vérifiables, c’est bien que leurs stimuli sont généralement réels. Encore faut-il que l’explication apportée soit la bonne, ce qui dépend de l’enquête.

RR0
9 min readOct 23, 2020

Article initialement posté le 10 février 2011

Contrairement à l’idée reçue, la fragilité de l’ufologie ne réside donc pas dans les témoignages mais dans les enquêtes. Si l’on peut empêcher un témoin de rapporter une vision déformée de ce qu’il a vu (de son propre fait ou de celui de son environnement) ou quelqu’un d’inventer des histoires, on peut apprendre à décrypter ces déformations, comme à détecter des canulars. Par quelle méthode ? Il en existe de nombreuses, au-delà de toutes, une ne doit jamais être oubliée : celle du peer reviewing.

En effet, si aucun enquêteur n’est infaillible, une communauté d’enquêteurs, par la synergie de leurs expériences et de leurs points de vue différents, a plus de chances de l’être. A l’image de toute communauté scientifique dont elle aspire à faire partie, un rassemblement d’experts peut aider à établir un consensus sur un cas, fut-ce qu’aucune conclusion ne peut être privilégiée. Ce fut le cas il y a quelques années sur la liste de UFO Updates pour l’incident du capitaine Mantell ; cela se poursuit de temps à autre sur des listes ou forums plus spécialisés, ou au travers de la publication d’archives officielles comme celles du GEIPAN.

Bien sûr, rien ne garantit que tel ou tel groupe d’experts détiendra pour autant la vérité, ni qu’un autre, plus grand, plus compétent, ne remettra pas en cause ses conclusions. Mais l’important est là : que chaque travail puisse être revu et remis en cause. Une seule condition pour cela : que le matériel soit accessible. A l’image des processus Open Source qui ont tant apporté ces dernières années à l’élaboration de logiciels et matériels, les données brutes de l’enquête doivent être accessibles par tous. La publication du travail filtré, sélectionné, interprété d’un enquêteur gardant les données brutes enfermées chez lui ne suffit pas, chacun doit pouvoir reprendre l’enquête en partant des données de base déjà recueillies.

Car c’est ce processus ouvert qui fait défaut à beaucoup d’échecs cuisants de l’ufologie : des enquêteurs réticents à fournir les données d’un cas dont ils savent qu’elles pourraient remettre en cause leurs conclusions préférées ou — s’il s’agit d’un canular typiquement — ruiner leur réputation ; des témoins harcelés — au point demander l’anonymat par seule précaution parfois — par trop d’enquêteurs cherchant à récupérer ces données brutes inaccessibles ; ou tout simplement des données perdues dans la disparition des archives d’un enquêteur. Si l’ufologie veut prétendre à une scientificité, elle doit en appliquer un des principes de base : le partage (même si bien sûr la science établie elle-même a ses propres imperfections en la matière, que certains tentent de corriger de la même manière).

Un exemple flagrant des conséquences désastreuses de ce processus fermé est, d’après Carol Rainey, l’étude de cas d’enlèvements par 2 enquêteurs américains en situation de quasi-monopole sur ce sous-domaine : le docteur (en histoire) David M. Jacobs, et l’artiste Budd Hopkins. Associé à l’ufologie au moment de son apparition tardive dans les années 1970s (et un peu avant marginalement), le sujet des enlèvements, auquel Hynek rechignait à s’intéresser, relève en fait, si ce n’est de l’ufomanie, en tous cas plus d’une l’alienologie, puisque sous-tendant presque toujours l’HET. Mais cette association à l’existence d’extraterrestres malveillants (qui voudraient prendre la contrôle de la Terre) est-elle la conclusion logique de l’étude sujet par ces deux “spécialistes” ou juste l’expression de leur propre croyance ? Le processus fermé nous empêchait jusqu’ici de le dire. Les témoignages de Rainey, ex-femme de Hopkins qui a travaillé en étroite collaboration avec lui — et dans une moindre mesure avec Jacobs — entre 1994 et 2004, ainsi que d’une ancienne enlevée se déclarant victime de Jacobs, ouvrent le rideau jusqu’ici fermé devant des éléments bien dérangeants.

Quels sont-ils ? Dans ses “Conseils à un ufologue”, Clas Svahn indiquait qu’il fallait :

  • ne pas trop s’investir dans un cas, au risque de refuser de voir des éléments ultérieurs contradictoires. Ce fut le cas avec Mortellaro, dont l’absence de certificats médicaux promis, ceux fournis révélés faux, ou les messages répondeurs visiblement truqués ne troublèrent pas Hopkins tant ses sessions hypnotiques paraissaient “sincères”.
  • ne pas devenir trop ami avec un témoin, au risque de se retrouver à défendre un(e) ami(e) plutôt qu’un cas. Ce fut le cas avec Linda “Cortile”, qui passait presque plus temps chez les Hopkins que chez elle, et dont il admit qu’elle lui passait de faux appels téléphoniques se faisant passer pour sa cousine co-témoin d’une de ses histoires.
  • ne pas limiter ses sources au monde ufologique et de savoir se fier à des sources “civiles”, tels que le médecin-psychiatre qui, après avoir longuement examiné la prétendue enlevée “Dora”, lui indiqua être convaincu qu’il s’agissait plus d’un cas d’une femme affectée psychologiquement par une vie d’abus. Tout ceci, même en admettant qu’il puissent être matière à débat, aurait dû être versé à ces dossiers d’enlèvement afin que chacun puisse en juger. Mais ils furent passés sous silence, tronqués, arrangés, sélectionnés par la croyance de l’enquêteur.

L’article de Rainey, bien qu’étant aussi un témoignage, est bien sûr très mal accepté chez les partisans de Hopkins, ou des enlèvement en général qui, comme un fait exprès, utilisent le même type d’arguments émotionnels qui a ruiné ces cas : Rainey, tant d’années après son divorce, n’écrirait son article que par vengeance contre son ex-mari et Emma Woods, selon Jacobs, souffrirait de “Personnalité Borderline”. Les faits, eux, semblent cantonnés du côté de Rainey : les enregistrements des sessions de Jacobs sont disponibles sur le net, tout comme le communiqué de la Fondation Intruders reconnaissant le défaut de crédibilité de Mortellaro (enlevé du site d’origine) ainsi que la démission de plusieurs membre de son Comité de Conseil. De même pour les lettres du co-enquêteur de Hopkins ou du médecin psychiatre de “Dora”, passées sous silence. Idem pour Hopkins prétendant, malgré cela, que lui et Jacobs n’ont jamais fait la moindre erreur.

Son article appelle pourtant à ce que l’ufologie apprenne enfin de ses erreurs, au lieu de les renouveler perpétuellement. Encore une fois, elle fait écho aux conseils de Svahn d’apprendre à “distinguer faits et opinions, savoir brûler les idées que vous avez adorées et, ô combien, que en ufologie il n’y a pas d’autorités, juste des enquêteurs privés travaillant dur avec les mêmes failles et problèmes que tout le monde. Il ne reste plus qu’à ajouter à celui de toujours partager vos résultats avec les autres chercheurs de ne jamais oublier d’aussi partager les données brutes qui ont donné lieu à ces résultats.

A noter la réponse de Budd Hopkins à l’article de Rainey, via un autre article intitulé “Déconstruire les démonteurs”, qui contient :

Des arguments contre-productifs

  • selon lui, les enquêteurs sur les enlèvements sont “souvent contactés” par des gens ayant des troubles mentaux, mais qui pourraient en même temps avoir bel et bien été enlevés. Si dans l’absolu personne ne peut prouver qu’un auteur de faux documents n’a pas été vraiment enlevé, il semble tout de même plus opportun de ne pas s’attarder sur un tel cas et d’en choisir un autre. Cela me fait penser à ceux qui surprirent Eusapia Palladino (ou Uri Geller) en train de tricher, mais qui voulaient tout de même bien croire qu’elle avait de véritables pouvoir en plus. Sans se démonter, Hopkins cite Mortellaro comme exemple d’enlevé-tricheur, un cas pourtant largement discrédité par tous, y compris lui-même et le comité de conseil de sa Fondation Intruders. De manière intéressante, il ajoute que ces troubles mentaux sont malheureusement fréquents.
  • Hopkins indique que Rainey, si elle était à la recherche de preuves solides et objectives, aurait dû se tourner vers des cas de traces, photos ou détection radar, contrairement aux enlèvements qui impliquent une certaine subjectivité inévitable. Mais la même question alors pour Hopkins : pourquoi choisit-il de se concentrer sur ce sujet qu’il présente lui-même comme hasardeux ?

Des commentaires censés susciter l’émotion

  • Hopkins se déclare âgé et atteint de deux maladies incurables (polio, cancer). S’il veut induire que les critiques de Rainey sont un acharnement peu honorable, cela voudrait-il dire qu’il faut attendre de trouver des coupables jeunes et en bonne santé pour mettre en cause de telles pratiques ? Car ce sont les pratiques qui sont critiquées, pour le bien de l’ufologie future, plus que la personne de Hopkins (quelqu’un de réputé très aimable et gentil d’ailleurs).
  • Il indique que Rainey, en prétendant que le domaine des enlèvements est “rempli de canulars et canulars partiels” affirme que des “milliers” de personnes ayant rapporté de tels souvenirs sont des “menteurs”. Ce n’est évidemment pas forcément le cas, et Rainey cite justement des exemples divers de canulars comme Mortellaro ou de personnes sincères mais en fait affectées par des souvenirs traumatiques de maltraitance comme “Dora”. Tout ceci sans compter les personnes ne tombant dans aucune de ces catégories mais simplement influencées (comme Rainey décrit que Jacobs le faisait juste avant les séances d’hypnose) pour induire de tels souvenirs.

Une caricature/diabolisation de Rainey

  • Rainey serait devenue une “démonteuse” (debunker) de cas, n’ayant que pour idéologie l’inexistence de tout extraordinaire. Son intérêt initial pour les cas d’enlèvements (à sa rencontre avec Hopkins) ainsi que son appel à une meilleure ufologie plus scientifiques et de meilleures méthodes, plaide pourtant pour son ouverture d’esprit. Jamais elle ne défend une inexistence des ovnis ou de quoi que ce soit.
  • Il indique que le cas de Travis Walton est cité (rapidement) dans l’article de Rainey, comme s’il s’agissait aussi d’un canular. C’est vrai et il est aussi vrai que ce cas est très fortement suspecté qu’il s’agit d’un canular (voir l’enquête du GSW).
  • Il s’étonne qu’une figure du domaine, John Mack, ne soit pas citée dans l’article de Rainey. Mais Rainey n’a voulu critiquer que ce qu’elle avait vu ; elle n’a pas vécu avec ni même cotoyé Mack de près.
  • Argument d’autorité : 6 psychiatres auraient contacté Hopkins pour lui faire part de leurs propres expériences d’enlèvement. Donc c’est sérieux. Comme Hopkins est une autorité sur les enlèvements, donc il est sérieux.
  • Il conteste n’avoir rencontré face à face pratiquement aucun témoin du cas de Linda “Cortile”, citant à nouveau nombre de témoignages (personnes déclarant avoir vu l’ovni qui aurait enlevé Cortile ce soir-là typiquement), bien que concédant n’avoir pas rencontré certains.
  • Il avoue avoir avec Morellaro fait l’”erreur majeure” (ce qui contredit son discours du “nous n’avons jamais fait d’erreurs”) de “parler publiquement du cas avant” avant d’avoir vérifié tous les tenants et aboutissants, et avoir continué à travailler sur ce cas malgré ses faiblesses pour aider psychologiquement Morellaro. Un exemple criant du problème d’un dogme de “protection du témoin” trop extrême pour prendre en compte les défaillance du même témoignage (et pour oser les contester de peur de les blesser).
  • Il conteste la démission de 2 des membres de son comité de conseil (sur les 3 annoncés par Rainey), mais reconnait que celle de Joe Orsini y était liée. Une autre démission après cette affaire serait liée au mariage du membre en question (Jed Turnbull). Hopkins dit aussi que c’est lui-même qui acheva de découvrir la non-crédibilité de Mortellaro dans une dernière interview téléphonique (mais que n’avait-il écouté sa femme bien avant qui lui disait que ses messages répondeurs étaient truqués ?).
  • La justification du cas Beanie est presque drôle : le témoin supposé corroborer l’histoire de “Beanie” est mort juste avant qu’on puisse l’interroger (complot ?) et son frère dit ne l’avoir jamais entendu parler de cette histoire (mais normal puisqu’il était très patriote, presque une confirmation !). De plus, si Walt Webb ne pensait pas le cas crédible (après être venu interroger le témoin sur place avec Hopkins), c’est qu’il ne connaissait pas tout de l’affaire, et avait été maladroit lors de l’interview (amenant son matériel d’enregistrement sans prévenir, mais quel rapport sur son avis à lui ?). S’il fut reçu une seconde fois sans Webb et qu’il parlèrent encore, c’est qu’il ne les avait pas tant heurtés que ça. Pour lui le fait d’”embellir” un témoignage est typique des souvenirs éloignés.
  • Il choisit ouvertement de ne pas répondre sur le cas de “Dora”, disant s’en souvenir peu, à part des éléments effectivement grotesques (Ralph Nader & Collin Powell).
  • Il laisse Jacobs répondre aux accusations contre lui (cas de “Emma Woods”).
  • Pour lui le problème posé par Rainey (le manque de sérieux d’intéresse la communauté scientifique) est inverse : puisque la communauté scientifique ne s’y intéresse pas, il s’y met.
  • Il dit avoir écrit un article peer-reviewed sur l’hypnose dans… un livre de Jacobs : UFOs & Abductions — Challenging the Borders of Knowledge, edited, University Press of Kansas.

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